Repenser la matière

Arjen Dijksman
Article paru dans Fusion n°75, mars-avril 1999, ISSN 0249.7648


Le concept « matière » ne semble pas défini de façon univoque, aussi bien dans le langage courant que dans la communauté scientifique. Dans les ouvrages de référence, on trouve en effet les définitions suivantes:


Dans le modèle standard de la physique contemporaine, on admet communément que toutes les particules sont matérielles, excepté le photon, parce qu’elle n’a pas de masse inertielle. Le neutrino, autre particule apparemment « impondérable » dont on peut difficilement dire qu’elle soit constitutive des corps, est pourtant considérée comme de la matière.

Ces définitions portent manifestement l’empreinte de la définition I des Principia de Newton1 : « La quantité de matière est la mesure que l’on tire à la fois de sa densité et de son volume ». Newton précise un peu plus loin qu’il emploie indifféremment les concepts quantité de matière, masse et corps pour la même abstraction.

Ce flou entretenu autour du concept le plus fondamental des « sciences de la matière » est, on s’en doute, dommageable pour l’avancement des connaissances. Comment peut-on en effet espérer décrire avec précision la matière, lorsque les bases sur lesquelles on fonde cette explication sont équivoques?

Le statu quo résulte de l’indubitable succès qu’ont eues les lois énoncées par Newton, à l’aide de la définition précitée. Cette définition est critiquable et critiquée. On peut par exemple citer Mach2. « [...] la définition I n’a que l’apparence d’une définition. Le concept de masse n’est pas plus clair parce qu’on le définit comme produit du volume par la densité, puisque la densité elle-même ne représente autre chose que la masse de l’unité de volume ».

La définition de Newton n’est pas non plus compatible avec l’usage lagrangien, où on assimile l’élément de matière à un point. Le volume d’un point étant nul, la quantité de matière du point matériel donnée par le produit du volume et de la densité ne peut être que nul. Il s’agit bien évidemment d’un artifice de calcul, permettant de décrire les interactions physiques dans le domaine classique, mais il n’est pas satisfaisant pour la description de la matière. Dès qu’on s’intéresse aux interactions entre des particules du domaine quantique, la représentation du point matériel n’est plus d’aucune utilité.

Par ailleurs, aux débuts de la physique quantique, on s’est aperçu qu’il était nécessaire d’introduire le concept de l’anti-matière, qui, malgré son nom évocateur, n’en est pas moins matérielle. On a également dû se rendre à l’évidence qu’on ne pouvait localiser la matière en un point. Au fil des ans, la communauté scientifique s’est appliquée à « standardiser » la matière en rajoutant des qualités soi-disant élémentaires (spin, étrangeté, nombre baryonique, nombre leptonique...) aux qualités plus classiques qu’étaient la masse ou la charge électrique.

Dans sa correspondance à Bezzo, Einstein3 écrivait: « Nous sommes encore loin de posséder une théorie rationnelle de la lumière et de la matière qui soit en accord avec les faits! Je pense que seule une spéculation hardie est à même de nous faire progresser, et non pas une accumulation d’expériences ». Malgré les avancées expérimentales prodigieuses effectuées depuis leur date de rédaction, ces mots sont toujours d’actualité. Je suis d’avis qu’il faille repenser la matière.

Prenons un élément de matière. Qu’est ce qui fait que cet élément est perçu comme un objet matériel? D’aucuns, formés à l’école de Newton et de Lagrange, répondront que c’est sa masse. Imaginons que je puisse tenir cet élément de matière entre mes doigts. Peu importe qu’il ait une masse ou non, je percevrais cet élément en tant que matière du moment qu’il a une étendue propre. Autrement dit, cet élément est matière s’il ne peut se superposer à un autre élément de matière. Ce point de vue n’est pas nouveau. Dans les faits, je ne fais que renouer avec l’idée dominante avant que Newton ne révolutionne la physique. Dans ses « Principes de la philosophie », Descartes4 écrivait: « Ce n’est pas la pesanteur, ni la dureté, ni la couleur... qui constituent la nature du corps mais l’extension seule ». Ce point de vue plus intuitif m’affranchit du concept encombrant qu’est la masse.

Pour modéliser cette idée, je suppose que l’élément de matière est assimilable à un court segment de droite, dont la longueur est constante. Afin d’éviter une confusion avec l’élément de matière newtonien, je l’appellerai matérion. Pour se faire une idée plus concrète, on peut évoquer l’image d’une aiguille ou d’un bâtonnet dont la masse serait nulle. Les interactions entre matérions se font par contact. Si l’on se représente deux matérions initialement sans rotation et qui s’entrechoquent, il est clair que leur état de mouvement après collision dépend du point de contact (figure ci-contre).Figure 1. Interaction ponctuelle entre les matérions AB et CD. Si le point de contact se situe au centre du matérion, ce matérion s’éloigne du matérion percuté, sans mouvement de rotation. Dans le cas contraire, le matérion acquiert une rotation après la collision, dont la vitesse dépend du rapport des distances du centre au point d’impact et à l’extrémité du matérion. L’effet est similaire pour la collision entre deux matérions initialement en rotation: pas de changement de rotation si le point d’impact se situe au centre du matérion, changement de vitesse de rotation dans le cas contraire.

Dans le cadre conceptuel d’une matière sans masse inertielle, la vitesse d’éloignement après collision par rapport au matérion percuté ne peut prendre qu’une seule valeur. En effet, il n’y a aucune qualité « occulte » du matérion qui nous permettrait de déduire une quelconque variation dans les vitesses d’éloignement de différentes collisions. Ceci reflète le comportement expérimental du photon: quelle que soit la vitesse relative initiale entre le photon et le dispositif expérimental, la vitesse relative finale semble toujours égale à une valeur constante (dans le vide). Les directions des vitesses de translation et des axes de rotation des matérions se déduisent de l’analyse géométrique de la collision.

Pour pouvoir juger correctement de la pertinence de ce modèle, il faut effectuer des simulations sur un nombre important de matérions. Imaginons un nuage de matérions immobiles (sans rotations et sans translations relatives). Envoyons un matérion avec rotation importante dans ce nuage. En appliquant les règles de collision évoquées, on peut déduire que le matérion projectile va causer des ondes de choc avec propagation des matérions percutés. La fréquence de ces ondes de choc est égale à la fréquence de rotation du matérion projectile. Ceci s’explique par le fait que lorsque le matérion est parallèle à sa vitesse de translation, il « perce » à travers le nuage; lorsqu’il est perpendiculaire, sa « section efficace » est maximale. Or la direction de l’étendue du matérion varie périodiquement. Il y a « concordance de phase » entre la fréquence de rotation du matérion et la fréquence des ondes de choc induites par la même rotation. L’onde de choc étant composée de matérions, sa vitesse de propagation est du même ordre que la vitesse du matérion projectile. On retrouve là une similitude avec les résultats des travaux de Louis de Broglie5, pour qui « les photons incidents possèdent une fréquence d’oscillation interne égale à celle de l’onde ». Pour de Broglie, c’était l’onde qui pilotait la fréquence interne du photon; dans le modèle du matérion, c’est le matérion qui pilote la fréquence de l’onde.

Dans le nuage de matérions précédent, on imagine un écran avec deux fentes (dispositif de Young, figure ci-dessous). Le matérion projectile, qui traverse une des deux fentes, va interférer avec les ondes de choc qui sont passées par l’autre fente. Si l’on assimile le matérion en rotation à un photon, il n’est pas étonnant qu’une émission contrôlée de photons (un par un) donne des franges d’interférence dans l’expérience de Young. Dans toutes les mesures expérimentales effectuées, on n’a jamais évacué le « nuage » de photons ambiants en amont des deux fentes. Ce sont les collisions en amont de l’écran qui, en aval, engendrent les interférences du photon projectile avec les photons de l’onde induite. La dualité onde-corpuscule pour la lumière découle tout naturellement du modèle du matérion.
 

Dispositif expérimental de Young.
Un photon projectile est émis en A, passe par la fente B et interfère sur l’écran D avec les ondes de choc produites par ce même photon en amont des deux fentes, qui sont passées par la fente C.

Conformément aux lois statistiques s’appliquant sur des ensembles importants, il s’établit un équilibre thermique dans toute population importante de matérions. Leur répartition énergétique sera alors semblable à celle du rayonnement d’un corps noir. Ainsi, dans ce modèle, même en l’absence de corps « matériels » au sens classique, il peut y avoir un rayonnement thermique. Sur terre, cette expérience est difficilement réalisable, mais le vide intersidéral fournit un tel rayonnement: le rayonnement cosmologique de fond de l’univers6, actuellement expliqué dans le cadre théorique du Big Bang.

Si les vitesses de rotation d’un matérion projectile sont suffisamment importantes, celles-ci peuvent supplanter la vitesse fixe d’éloignement lors d’une collision. Le contact entre le matérion projectile et le matérion percuté se prolonge. Les deux matérions vont « glisser » l’un sur l’autre. En traversant un nuage de matérions, la vitesse apparente du matérion projectile sera inférieure à la vitesse limite fixe. A partir d’un certain seuil de vitesse de rotation interne, le matérion possède donc une inertie. Avec l la longueur du matérion, n la fréquence de rotation et en prenant comme hypothèse que c est la constante universelle de translation, ceci se produit lorsque la composante de rotation à l’extrémité du matérion (= l p n) est supérieure à la vitesse constante c. Avec les données d’observation (fréquence d’apparition de l’électron = mec2/h, soit environ 1020 Hz), ceci implique que la longueur du matérion soit égale à h/p mec. Cette longueur équivaut à le/p ~ 0,8.10-12m, avec le la longueur d’onde Compton de l’électron.

Nous voyons donc qu’il est possible de déduire la propriété d’inertie à partir de considérations géométriques sur le mouvement de bâtonnets à longueur fixe. Ceci présente un avantage indéniable sur tous les modèles de forces centrales où l’inertie doit absolument être introduite a priori, pour expliquer le comportement des particules pondérables.

En effectuant des mesures identiques de la position ou de la vitesse d’un matérion, on s'aperçoit qu'il y a indétermination du résultat de la mesure. Il y a une certaine probabilité de présence de la particule en chaque point d'un volume dont la section est de l'ordre de grandeur de l. Cette "présence statistique" ne doit pas être interprétée par un nuage de points mais par un bâtonnet en rotation rapide. Puisque le bâtonnet possède une étendue, les mesures de sa position ou de sa vitesse pourront donner plusieurs valeurs en fonction de la position, sur le bâtonnet, du point d’interaction lors de la détection. Ce point de vue permet de réconcilier une conception mécaniste de la matière avec les fondements de la mécanique quantique.

Lors d'une interaction inertielle, le point de contact se déplace le long de chacun des deux matérions. Ils se séparent, lorsque le point de contact atteint une extrémité d'un des deux matérions. S’il se trouve qu’un troisième matérion entre en interaction avec un des deux matérions, alors que la première interaction n'est pas encore terminée, il existe des cas où ces trois matérions forment un système lié, puisqu'ils vont s'opposer mutuellement au glissement le long de l'étendue de chacun des matérions. Les trois matérions présenteront des rotations complémentaires quantifiées qui n'existeront plus s'ils sont séparés. Les données expérimentales sur la structure en quarks des baryons sont en accord avec ce point de vue. Puisque ces agrégats possèdent des « points d'accroche », ils pourront se combiner, soit avec d'autres agrégats, soit avec des matérions seuls, pourvu qu'il y ait compatibilité de mouvements de rotation. Ces systèmes formeront des atomes puis des molécules. D'après le cadre conceptuel du matérion, les mouvements de rotation à l'intérieur de ces systèmes ne peuvent prendre que des valeurs quantifiées. Ceci est un fait expérimental incontestable sur lequel reposent toutes les théories quantiques de la matière.

Toujours dans sa correspondance à Michele Besso, Einstein écrivait7 : « Une théorie vraiment rationnelle devrait permettre de déduire les particules élémentaires (électron, etc.) et non être obligée de les poser a priori ». Les théories conventionnelles ne permettent pas de répondre à cette exigence, puisqu’elles se bornent à ordonner les faits empiriques, en termes de concepts trop éloignés des perceptions premières. Pour espérer réussir à bâtir une théorie vraiment rationnelle, il faut repenser la matière en s’affranchissant du carcan standard. Les quelques idées qui viennent d’être présentées illustrent la fécondité d’une telle approche. Elles ne demandent qu’à être approfondies. Avis aux amateurs.
 

Références

  1. Newton I., 1985. Principia Mathematica, Christian Bourgois Editeur, Paris.
  2. Mach E., 1987. La Mécanique, exposé historique et critique de son développement, Gabay, Paris.
  3. Einstein A. et Besso M., 1972. Correspondance (1903-1955), traduction, notes et introduction de P. Speziali, Hermann, Paris.
  4. Descartes R., 1664. Principes de la philosophie, cité dans La lumière, B. Maitte, Editions du Seuil, 1981, Paris.
  5. de Broglie L., 1973. CR. Acad. Sci. Paris, 277.
  6. Penzias A. and Wilson R., 1965. Ap. J., 142, p. 419.
  7. Einstein A. et Besso M., Ibid.

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